Metin Kutusu:

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Loin de la face sillonnée de Mevludanné, un grand soulagement nous envahissait. Pour nous éloigner de cette pièce sombre où régnait une forte odeur de légumes cuits, nous nous dépêchions de nous élancer au dehors. Pendant cette course précipitée, les marches de l'escalier demi ruiné grinçaient sous nos pas, imitant parfois le gémissement d'une gazelle blessée, parfois les cris assourdissants d'un milan. Une fois que nous avions gagné le vestibule et que nous avions chaussés nos souliers qui étaient alignés sur les dalles mouillées, notre joie atteignait son paroxysme ! Nous nous précipitions dans la rue avec l'euphorie d'un enfant qui s'évade d'un grenier dans lequel ses parents l'aurait enfermé en raison d'un geste enfantin ; là, une course folle commençait...

Nous faisions une pause un bon moment plus tard, afin d'évacuer le souffle puant de la vieille femme et le relent de salpêtre qui imprègne en permanence l'entrée de la maison ; mais aussi pour remplir nos poumons d'air sain et frais de l'extérieur. Puis nos sacs en coton dans lesquels gisaient nos Corans sur le dos, nous reprenions notre course...

En pataugeant dans les flaques d'eau, nous voilà près de la fontaine monumentale au pied duquel se trouve une auge immense dans laquelle les gosses se baignaient en été le plus souvent tout nus et sans même cacher leur sexe.

La première étape de notre trajet était terminée. A partir de là, la rue, partiellement dégoudronnée faisait place à un ruisseau de boue provenant de la fontaine historique ; le tuyau de décharge en était bouché presque tous les jours par des ordures, et la course des eaux usées se prolongeait le long du vieux cimetière abandonné... Cette maudite boue qui posait un problème aux passants aussi bien qu'aux habitants du quartier.

Il était impossible de ne pas voir des inconnus embourbés dans la vase ou bien des gens couverts de taches de boue essayer de ramasser un objet qu'ils avaient laissé tomber.

Et les soûlards!...

La torture que ces malheureux enduraient était inoubliable non seulement pour eux, mais aussi pour la femme aînée de l'Oncle Ehliman. En effet, ceux-ci, perdus dans l'alcool, pourraient bien ne pas se souvenir de ce qu'ils avaient vécu, mais pour cette femme qui les emmenait chez eux sur son dos au prix d'abîmer ses vêtements, ce n'était pas la même chose. Tout au long de l'hiver, elle jetait les cendres de son poêle à charbon dans cette immense flaque d'eau et elle engueulait ses voisines qui ne le faisaient pas. D'après elle, un peuple si indifférent et si paresseux, ne pouvait jamais progresser... C'était bien normal que l'on vive encore dans des conditions moyenâgeuses, tant que ce "je m'en foutisme" durerait, rien ne changerait... Pourquoi, pense-t-elle encore, toujours attendre que quelqu'un vienne arranger les choses? Chacun devrait assumer ses responsabilités. Tout en grognant, elle franchissait le mur bas du cimetière avec une agilité inattendue de son corps courbé et de ses jambes noueuses, elle ramassait une brique détaché du mur en ruine du cimetière et la plaçait dans la boue afin que les passants puissent se déplacer en sautant d'une brique à l'autre. Mais très vite cependant, ce pont improvisé construit par la vieille dame disparaissait, détruit par les roues d'un fiacre qui progressait avec peine ou bien par les gamins qui faisaient des pierres un jouet acceptable.

Afin de ne pas risquer tous ensemble salir nos vêtements en même temps en passant près de la fontaine, chaque jour un copain se chargeait de transporter les autres sur le dos. C'est pourquoi celui qui arrivait le premier devait attendre jusqu'à ce que les autres soient là. Lorsque j'arrive près de la fontaine, je suis sûr dès que je lèverais la tête, que mon regard se fixerait sur le charmant visage de la femme aînée de l'Oncle Ehliman. Elle serait sûrement en train de balayer devant sa porte ou de fixer des boutons, assise sur la petite banquette en pierre. Quand elle m'apercevrait, elle commencerait à me sourire doucement , elle me dirait quelques mots. J'entendrais ses propos, cela ne poserait aucun problème, mais quand à lui faire entendre quelque chose, c'était toute une affaire! "Crie un peu mon enfant, pourquoi épargner ta voix ? Parle un peu plus fort..." exigeait-elle lors de chaque conversation. J'étais incapable de faire ce qu'elle me demandait. D'autant plus que si j'avais le talent de crier si fort, au lieu d'attendre le chiche argent de poche de mes parents, j'achèterais quelques feuilles peintes de différentes couleurs, une boîte d'épingles, je fabriquerais des girouettes et je les vendrais dans les rues. Ou bien j'irai sur la rive de la rivière pour déterrer des racines de réglisses ; je les couperais en formes de bâtonnets et je les vendrais... Ne pourrais-je pas faire ce que Ohannes, le fils de l'Oncle Barba faisait ? C'est à dire que, ne pourrais-je pas vendre des lames de rasoirs comme lui en hurlant : "Allez m'sieurs ! Venez acheter mes lames ! Bic ! Gilettes ! Chic ! Perma Sharpe !... Elle sont en acier de super qualité !..."

Une fois convaincu que je ne pourrais pas lui faire entendre ma voix, je finissais par hocher la tête en réponse à la vieille dame au lieu de crier tue-tête. Parfois, j'arrivais d'un coup près d'elle, je répondais à ce qu'elle me demandait ; face à face, le mouvement des lèvres suffisait. Je n'avais plus besoin de hurler.

N'avait-elle pas un nom? Ça, je ne le savais pas. Ou bien, en avait-elle un peut-être, mais qui était difficile à prononcer? Ça aussi, c'était un mystère. Mais nous les enfants, nous nous contentions de l'appeler simplement la femme aînée de l'Oncle Ehliman.

Elle avait de petits yeux qui rappellent ceux d'un oiseau, sous lesquels des poches bleues tremblotaient à chaque mouvement des cils, ses mâchoires faisaient un bruit d'os qui s'entrechoquent, ses mains étaient calleuses, mais cette femme robuste était une idole pour nous les enfants. Même avec cheveux coupés courts qui mettaient en relief ses énormes oreilles, elle nous effrayait moins que le visage de Mevludanné un peu ramolli avec sa beauté qui se distinguait facilement. C'est sans doute que cette dernière nous arrachait aux joies de la vie actuelle que nous préférions la première qui nous aidait à aimer le monde et les gens. Mevludanné nous traînait dans les couloirs ténébreux de l'au-delà, elle nous obligeait à franchir les ponts plus minces qu'un cheveu, plus tranchants qu'une épée et elle nous torturait dans les chaudières infernales remplies de goudron bouillant. Nous trouvions plus tendres les mains durcies de la femme aînée de l'Oncle Ehliman qui nous raclaient le visage pendant ses caresses innocentes d'une grand-mère que celles de Mevludanné que nous devions embrasser deux fois par jour, à l'arrivée et au départ de son cours.

Oui ! Les mains de la femme aînée de l'Oncle Ehliman étaient peut-être énormes, mais les ongles ne portaient pas de saletés jaunâtres de chiotte, comme celles de Mevludanné ; elles étaient très propres. Sa maison aussi était très propre. Elle n'avait sans doute pas de beaux rideaux qui impressionnent, car, elle n'avait pas d'élèves de cours coranique dont elle pourrait demander aux mères de faire gratuitement les dentelles. Elle n'avait ni boîtes à couture nacrées, ni buffet en noyer dans lequel seraient exposées des services à thé en cristal pur et des tasses à café en fine porcelaine de Chine, ni même de cafetans de velours français ou bien de fichus brodé d'or ; mais sa maison était bien entretenue. Une maison merveilleuse, ensoleillée, inoubliable ! On n'y trouvait pas la moindre poussière ; on ne sentait pas la moindre bribe d'odeur... Les divans, disposés sur trois côtés d'un grand tapis délavé, étaient couverts de napperons couleur ivoire, étaient ornés de coussins bien blanchis. Il n'y avait pas d'humidité non plus dans cette maison. Si la pièce était restée fermée quelque temps ou bien si les chaussettes de l'un de nous dégageaient une odeur de pied, elle se hâtait d'ouvrir les fenêtres et de verser de l'eau de Cologne çà et là pour masquer la mauvaise odeur. Et voilà, la fraîcheur de l'eau de Cologne, partout !... Elle allait chercher ensuite la bouteille verte à large ventre, elle versait du blé torréfié dans une assiette qui contenait déjà des figues farcies de noix battue ; elle nous offrait l'assiette. Puis à son tour, pour éviter de salir le divan, elle y étalait un drap, et elle se mettait à écraser dans un mortier une poignée du même blé auquel elle avait ajouté un bout de sucre pour le déguster ultérieurement.

Il était certainement plus amusant pour nous de grignoter ces friandises dans la rue pendant nos jeux ; c'est pour cela que de nous nous contentions d'en mâchonner quelques grains et nous remplissions nos poches avec le reste. Nous écoutions bouche bée les contes qu'elle racontait tout en cousant de butons de chemise. La femme aînée de l'Oncle Ehliman était une excellente conteuse ; elle racontait des histoires si bien que celles-ci nous semblaient plus savoureux que ses amuse-gueules. Nous ne pouvions pas nous permettre de profaner ces moments. A mesure qu'elle nous voyait l'écouter bouche bée en oubliant de mâchonner, elle s'arrêtait de coudre ; elle fixait son regard sur nous et elle murmurait :

"Allez, mangez-en ! Pourquoi attendre ?..."

Puis elle ajoutait :

"Vous êtes dépourvu de dents, comme moi par hasard ?"

A ces mots, nous nous esclaffions ! Comprenait-elle que nous riions de Yakup qui chuchotait que nous avions des dents ainsi que des oiseaux* ? Par cette rigolade, nous refusions sa proposition d'écraser nos blés dans le mortier. Car, nous considérions cela comme un signe de vieillesse et d'épuisement. Après un service que nous lui avions rendu, comme par exemple aller à la pharmacie pour acheter ses médicaments ou la lecture des cartes postales du petit-fils de son frère, elle ne savait comment nous faire plaisir ; elle nous donnait alors de l'argent pour que nous achetions des mensuels - elle pensait sans doute que les revues érotiques que nous lisions en cachette, étaient des hebdomadaires scolaires - elle nous fourrait également dans la bouche des lokoums aromatisés. Et quels lokoums !... Dés que nous commencions à les mâcher une arôme de mastique ou de rose emplissait nos bouches, surtout les pistaches qui croquaient à chaque contact des dents, c'était inoubliables !...

Sa femme aînée n'habitait pas la maison grandiose à deux étages de son mari, Oncle Ehliman, mais dans un taudis adossé d'un mur d'un vieux bâtiment seldjoukide. Cette maison, semblable un petit palais, édifiée aux environs du cimetière, juste en face du petit turbé était réservée à l'Oncle Ehliman, à sa femme cadette, la plus jeune et la plus belle parmi ses trois femmes, et à son fils invalide né de sa troisième épouse ; celle-ci était alitée, elle vivait avec sa fille et ses petits enfants dans un quartier lointain. 

Pourquoi cette vieille préférait-elle habiter toute seule ce taudis à moitié démoli au lieu de vivre dans cette maison dont la plupart d'innombrables chambres étaient vides ? On n'en savait rien. Ce qui était curieux, c'est ce que les habitants de cette luxueuse demeure offraient des plateaux pleins de gros morceaux de viande et des assiettes de baklava** aux voisins, mais ils n'en donnaient même pas une bribe à cette pauvre...

Tout ce que nous savions, c'est que cette vieille femme que nous n'avons jamais vu se plaindre de maladie, malgré son dos courbé et ses épaules abattues, était toujours la femme légitime de l'Oncle Ehliman. Depuis quand et pour quelle raison était-elle éloignée de cette maison impressionnante ? Ça, c'était un mystère !

Pourquoi Mevludanné, la femme qui nous enseignait le Coran, grognait-elle chaque fois qu'il s'agissait de cette pauvre : "C'est un péché de mon Ehliman, cette maudite !" C'était aussi un mystère, tout comme était un mystère pour nous la ressemblance entre le fils de cette dernière et l'Oncle Ehliman ; ils se ressemblaient comme deux gouttes d'eau ! Le même nez, la même bouche, le même creux de menton, le même grain de beauté au fond de des narines de leur nez retroussés...

C'était peut-être le péché de son Ehliman, mais la pauvre, ne gagnait pas sans peine l'argent de poche qu'elle nous donnait à toute occasion, alors que Mevludanné était payée par nos parents puisqu'elle nous enseignait la lecture du Coran. Elle le gagnait après une besogne épuisante. Or le travail de Mevludanné n'était pas fatiguant, d'autant moins que nous nous forcions à réciter les sourates au prix de gaspiller nos heures de sommeils pour éviter son haleine fétide et son index plein de saleté ; elle ne se fatiguait jamais.

Qui étaient-ils et d'où venaient-ils, je n'en savais rien, chaque matin, deux jeunes ayant un tas de chemises dans leur bras faisaient leur apparition, ils les laissaient chez elle, puis s'éloignaient vite après s'être assurés de les reprendre vers le soir. Et la femme aînée de l'Oncle Ehliman cousait les boutons de ces tas de chemises sans se lasser ; avant que ces jeunes aux moustaches nouvellement poussées n'arrivent, elle achevait son travail, préparait les paquets et, après les avoir posés sur la table couverte d'une nappe damassée, elle partait vite chez une voisine pour préparer la confiture ou le baklava...

A part Mevludanné et les habitants de la grandiose maison aux plafonds couverts de lambris en ébène gravée, il n'y avait presque personne dans tout le quartier, qui ne la recevait chez lui comme quelqu'un de la maison. Alors que tout le monde avait une seule famille, elle, elle en avait une vingtaine... Quand elle disparaissait pour quelque temps, quand son visage était un peu blême, la curiosité prenait le voisinage... Il s'établissait un continuel va-et-vient de personnes qui venaient la voir et lui apporter de la soupe... Son taudis devenait un vrai temple !...........

INITIATRICE

MUSTAFA BALEL

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