Metin Kutusu:

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MIROIR

Extrait

 

 

Les voyageurs, ébahis, regardaient tantôt le gamin, tantôt le « monsieur ».

Ce monsieur était un homme replet, d’une cinquantaine d’années qui portait des lunettes et tenait une serviette à la main. Son ventre rebondi menaçait de faire sauter les boutons de son veston. Celui-ci, avec ses favoris grisonnants, son double menton formant plusieurs plis et replis, son noeud de papillon de soie blanche aux petits points rouges, avait tout d'un homme de classe supérieur.

« Écoute, répétait le contrôleur, puisque t’as commis une faute, vas-y, rends l’argent que t’as volé ! »

Il élevait la voix en crescendo et il bégayait de plus en plus. Il avait les joues toutes rouges, les yeux grands ouverts ; ne sachant que faire, il avait saisi le gamin par l’épaule et il était encore en train de le secouer.     

Coincé sur le siège couvert de lino vert, le gosse tentait de dégager son épaule. Avec ses grosses mains écaillées, il essayait de repousser la main qui tenaillait son épaule, tout en regardant autour de lui d’un air ébahi, comme s’il sollicitait l’aide des voyageurs. Et ses regards se fixaient sur le type brun, de courte taille, assis juste à côté de lui : Un homme aux épaules larges, perdu dans un vieux veston ample ayant des rayures grises sur un brun rougeâtre dont l’une des épaules portait une pièce de tissu cousu à la hâte avec du fil blanc... Après un moment d’hésitation, il lui chuchota quelque chose. Le type, après une réplique brève et décidée, détourna ses gros yeux injectés de sang et se mit à fixer la fenêtre du compartiment.

Le contrôleur ne lâchait toujours pas l’épaule du gamin. Il le secouait tout en lui lançant une pluie de menaces.

Ensuite, constatant que la force ne résoudrait pas le problème, il s’efforça d’être plus doux.

« Écoute mon petit, fit-il, tu es encore gosse. Peut-être que quelqu’un t’a détourné, et tu l’as pris... »

L’homme installé à côté de la fenêtre, fort probablement un cheminot à en juger d’après son habit, particulier à ce genre d’ouvriers, ne put se supporter ce spectacle plus longtemps :

« Laisse-le tranquille, frère, intervint-il, le pauvre petit a passé toute la nuit sur le porte-bagages. Et il vient d’en descendre... »

Tout en montrant d’une main le porte-bagages, de l’autre il tirait le pan du veston du contrôleur. Et il expliquait :

« J’ai pris le train à Kayseri, à dix heures du soir, il était là, et il vient de descendre, il y a quelques minutes. »

Après une petite pause pour se racler la gorge, il ajouta :

                 « Voilà, il y a tant de gens ici, interroge-les ! Et qu’ils disent la vérité pour l’amour du Ciel... »

Le contrôleur regarda les voyageurs :

Aucune marque d’intérêt, pas un mot. Une dame d’un certain âge qui était assise près du cheminot s’était plongée à nouveau dans sa lecture. Elle avait rapproché son sac, le sac cuir fin couleur os, qu’elle avait déjà installé comme un obstacle entre elle et le cheminot, et elle lisait doucement son magazine en fumant. Qui sait ceux qu’ils pensaient ces autres ? Ils devaient être fâchés contre elle, parce qu’elle fumait. Peut-être pensaient-ils qu’elle était chrétienne ou juive puisqu’elle ne respectait pas au Ramadan. Ils pensaient sans doute qu’un personnage à son âge ne pouvait pas être musulman puisqu’elle ne jeûnait pas et puisqu’elle fumait et qu’elle grignotait de temps à autre des petits gâteaux. Au petit matin, quand elle avait allumé sa première cigarette, ce paysan barbu l’avait longuement regardée et avait murmuré quelque chose d’incompréhensible. Il s’était agité quelques instants comme pour essayer d’exprimer par des gestes, son mécontentement qu’il n’avait pas osé traduire en parole. Et bien ! Ce gars dont la moustache évoque la queue du raton, quelle mouche lui pique ? Lui aussi, il avait trouvé bizarre qu’elle fume en plein Ramadan. Il a touché les genoux du vieillard barbu et a essayé de lui faire comprendre par allusion, en faisant semblant de parler d’autre chose. Comme ce blanc-bec inexpérimenté ! Sûrement il n’est jamais allé au dancing, ni à un coctail, ni même à une boum. Et si l’on lui parlait de Paganini ou bien de Listz, il ne le connaîtrait même pas. Et si l’on lui parlait de Mozart, il en resterait bouche bée. Il ne sait même pas choisir la couleur de sa chemise ; et ce sale gamin mal habillé qui ose la dévisager avec ironie ! Regardez son visage pour l’amour du Ciel, qu’est-ce qu’il a de beau ? Il n’a jamais vu de brosse à dent ; et malgré ses dents sales, il se permet de plaisanter avec une dame qui pourrait être sa mère. Regardez la chemise qu’il porte, ce cochon ! Pour l’amour du Ciel quelle horreur ! Et dire que c’est pour la porter qu’il l’a achetée... Elle ne permettrait même pas à son concierge de porter une chemise  pareille ! Oh ! Là ! Là ! Elle n’était pas le genre de personne à voyager dans une telle compagnie, mais elle n’y pouvait rien. Le sort avait réuni toutes les conditions défavorables : le corps délicat de son fils n’avait pu supporter les  conditions de son service militaire et il était tombé malade ; et avec le temps qu’il faisait, on avait annulé les vols pour Diyarbakir, la ville de sud-est ; elle avait peur de voyager en autocar ; de plus, à l’occasion des fêtes de Ramadan, toutes les places étaient réservées ; elle n’avait pu trouver place que dans ce compartiment de deuxième classe...

Elle laissa glisser son regard et fixa celui d’un individu, brun et crispé dans son veston gris, assis à côté du gamin. Une paire de yeux injectés du sang et exorbités léchaient ses cuisses dodues sous sa jupe retroussée. Elle se redressa doucement, elle prit un chandail marron sur le porte-bagages et le posa sur sa jupe couleur grenade. L’enfant essayait de parler et d’expliquer quelque chose au contrôleur, mais elle n’arrivait pas à comprendre ce qu’il disait. Il parlait une autre langue, peut-être le kurde. D’après ses gestes, il devait dire que ce n’était pas lui qui avait pris l’argent. D’ailleurs, c’est au moment où le contrôleur était venu le saisir au collet qu’elle avait remarqué son visage. Jusque-là, elle avait seulement vu quelqu’un qui dormait sur le porte-bagages, mais elle n’y avait pas fait attention. C’était donc ce gamin ! Elle ne l’avait pas vu sortir du compartiment, mais qu’est-ce cela pouvait lui faire ! Elle ne voulait pas se mêler de ce qui ne le concernait pas. Ce n’était pas à elle de dire qu’il était impossible que ce soit ce petit qui ait volé. D’autant plus que, si elle tentait de le faire, il y aurait un tas de difficultés. Des interrogatoires, des procès-verbaux, des identifications pour le témoignage... Elle ne supporterait pas tout cela. D’autre part, cela n’en vaudrait pas la peine. D’ailleurs, qui sait, peut-être qu’il l’a volé, pourquoi pas ? Regardez son visage, a-t-il l’air d’un gamin de douze ans ? Ce regard de travers, ces rides sur son visage, a-t-il l’air d’un gamin de douze ans ? Ce regard de travers, ces rides sur son visage, cette attitude décidée, présomptueuse, ces gestes sûrs de soi, et ces mains ! D’autant plus qu’il n’y a pas de raison de croire que le type qui attend dans le couloir, juste derrière le contrôleur, ne dit pas la vérité. Il a un certain âge, il est bien habillé et même beau. Son parler, son sérieux, tout confirme son éducation. S’il n’en était pas sûr, pourquoi mentirait-il ? Il n’a rien à partager avec ce gamin kurde. Eh ! Oui, c’est sûrement lui qui a volé...

« Mes yeux ne distinguent pas très bien... »

Aussitôt tous les regards se tournèrent vers le vieux barbu qui avait prononcé cette phrase avec une intonation emphatique et une voix forte.

Le contrôleur le regarda à son tour. Le vieux s’était assis sur l’une de ses jambes repliées, avait glissé sa casquette de côté, tourné le dos aux autres et s’était mis à regarder dehors.

« Qu’est-ce que tu racontes, oncle ? » fit le contrôleur plein de curiosité.

« Mes yeux ne distinguent pas tellement bien... » Répéta le vieux, en tournant la tête vers lui, le menton dans les mains. Et il ajouta d’un trait :

« Je ne voix que des silhouettes, c’est tout. Je n’arrive pas à distinguer les traits. Eh ! bien quoi, à mon âge... »

Le contrôleur n’avait rien compris. Comme pour essayer de comprendre les divagations de ce vieillard, il jeta un regard interrogateur au gars à la moustache en queue de raton.

« Il a cru que vous l’aviez interrogé pour le faire témoigner. Il dit qu’il n’a rien vu et qu’il ne sait pas si le gosse est déjà sorti du compartiment » fit-il, le gars juste en face du vieil homme.

Il y eut un moment de silence. Les voyageurs se regardèrent. Un sourire à peine visible se dessina sur leurs lèvres….

MUSTAFA BALEL

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