Metin Kutusu:

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VENDEUSE DE LARMES

Extrait

 

                 En attendant la bru de ma tante, les yeux fixés sur les carreaux, je regardais dehors. En moi se développait un sentiment que je n’avais jamais éprouvé. Le nez appuyé sur la vitre, je scrutais la cour de Soeur Aînée Tenzilé, entourée par un mur bas fait de terre desséchée.

                 Soeur Aînée Tenzilé, notre voisine, apportait sans arrêt des bûches afin de faire chauffer le gros chaudron noir installé sur le feu, tout près de la fenêtre. Elle déposait machinalement les bûches qu’elle avait prises dans le tas de bois juste au pied de la porte d’entrée et elle repartait en rechercher d’autres. Puis, Frère Aîné Hubiyar, son mari les rangeait à côté du feu.

                 La cour de ma tante était pleine de femmes et celle de Soeur Aînée Tenzilé d’où des flammes rouges s’élevaient tout autour de l’énorme chaudron noir, était pleine d’hommes. Je pressentais qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire chez nous depuis la veille. Pourtant j’étais incapable de deviner de quoi il s’agissait. On m’avait emmené chez ma tante, en disant que je ne comprendrais pas et que j’aurais probablement peur.

                 Qu’y avait-il ? Pourquoi ce brusque changement ?

  Souvent on venait me voir et on s’intéressait à moi. On me demandait si j’avais besoin de quelque chose avec un sourire emprunté et on s’en allait précipitamment. Même les sales gosses, ma cousine hautaine et son frère venaient près de moi, essayaient de jouer avec moi un petit moment, en racontant des choses comiques et en faisant des bouffonneries pour me faire sourire.

  De temps à autre, quand ils s’ennuyaient et que, furtivement ils tentaient de se glisser dehors, la bru de ma tante, leur mère les attrapait et les traînait dans la pièce.

  « Flâneurs que vous êtes ! Pourquoi vous mettre ainsi dans les jambes de tout le monde ? Grommelait-elle. Cessez, enfants gâtés ! Sinon vous aurez une bonne gifle – et elle joignait le geste à la parole – ; pourquoi fourrer votre nez partout ! Soyez sages, restez dans la pièce et amusez-vous doucement. Voyez ça – me montrant du doigt –, elle est aussi une gosse et elle reste très sage... »

                 Cependant ça ne durait pas longtemps ! Il y avait sûrement quelque clou qui piquait leur derrière, comme disait leur mère. Ils restaient un petit peu, jusqu’à ce qu’elle ait quitté la chambre et dès qu’elle avait disparu, ils désertaient la pièce, en me laissant seule, à nouveau. Ils couraient vite dans la cour.

  Cela s’était répété au moins une dizaine de fois pendant toute la matinée. Leur mère était découragée de les ramener de force et de prêcher l’exemple d’une petite fille sage comme une image ; mais eux, ces petits gosses jumeaux de six ans, ne s'étaient pas lassés de s’élancer au dehors à chaque occasion. Et maintenant ils couraient dans la cour en se bousculant.

 

                 La cour de Soeur Aîné Tenzilé était entre notre maison et celle de ma tante, abritant au fond un petit taudis. En effet, c’était plutôt un jardin énorme avec quelques poiriers sauvages dont l’un abritait un nid de cigogne entre les branches portant les traces profondes des décennies. C’était une cour plus grande que celle de ma tante. D’ailleurs l’unique masure de la rue, sans cour, c’était la nôtre. Avec la somme que son fils avait rapporté de l’Allemagne, ma tante avait fait démolir son taudis et elle avait fait bâtir une autre maison assez moderne. Comme elle avait un sous-sol, elle était un peu plus haute que les autres. On y accédait par un petit escalier de cinq ou six marches. Ainsi, quand on regardait par la fenêtre, apercevait-on leur cour et même celle de Soeur Aînée Tenzilé.

 

                 Frère Aîné Hubiyar, mari de notre jeune voisine, chargé de maintenir le feu brûlant, jetait des morceaux de caoutchouc dans le feu, comme maman le faisait souvent afin d’enflammer les bûches mouillées. Et une fumée plus épaisse que jamais, visqueuse, presque noire, dominait la cour, ainsi que la rue. Puis une odeur de caoutchouc brûlé, pénétrante, âcre, piquante remplissait la chambre. Je commençais à avoir l’estomac troublé, et à avoir la nausée. Je me retenais péniblement pour ne pas vomir. Chaque fois que je rotais, mon coeur semblait se déchirer, j’avais les larmes aux yeux, et j’exhalais une haleine chargée de pommes acides. L’envie de vomir me poussait à me tortiller comme une chenille blessée.

  Et cela durait jusqu’à ce que cette odeur maligne de caoutchouc brûlé se soit évaporée. Une fois celle-ci éclipsée, je m’appuyais à nouveau le nez contre la vitre et je me mettais à observais ce qui se passait au dehors.

  Au-delà de la basse clôture de terre cuite, il y avait un groupe d’hommes aux visages sérieux. Quelques-uns fumaient comme des pompiers, en attendant silencieusement, d’autres parlaient entre eux en gesticulant.

                 Le fils de ma tante, récemment retourné de l’Allemagne où il travaillait et gagnait beaucoup d’argent – ce qui expliquait qu’il ait pu acquérir une maison pareille et qu’il puisse offrir de jolis cadeaux à ses enfants et ses proches -, essayait d’éloigner les gamins tentant de se rapprocher du mur et de la porte. Contrairement à son habitude, il le faisait avec une apparente douceur et c’était peut-être pour cela que les petits brigands, comme s’ils étaient collés, restaient indifférents à ses efforts. Avec un effrontément, sans même bouger, ils ricanaient diaboliquement.

 

                 « Regardez donc ça ! Il est tout nu !... »

 

                 L’éclat de voix était si aigu et résonnant qu’il m’était  impossible d’en découvrir l’auteur. Pourtant, d’habitude, je pouvais reconnaître la voix de tous les gamins de la rue, un à un.

  Néanmoins le « Regardez donc ça ! Il est tout nu !... » du gamin inconnu m’avait servi à savoir pourquoi ces gens pleuraient à chaudes larmes dans la cour. Je découvris très vite, pourquoi tous ces hommes attendaient tristement et pourquoi cette chaudière noire était mise sur le feu : un cadavre serait lavé.

  Mais qui était-ce ?

  Le rempart de fumée masquant la fenêtre était retiré, les flammes du feu devaient être en train de s’éteindre. Les deux cours étaient redevenues visibles. Je voyais les femmes larmoyantes essuyer sans cesse les yeux, certaines du bout de leur robe à fleurs délavée, et d’autres de leur tablier ajouré. Et certaines autres désignaient tout en se donnant des coups de coude, maman qui restait pétrifiée, immobile comme une souche, muette. Elles riaient d’elle, faisaient la moue avec mépris, et chuchotaient entre elles.

  Frère Aîné Khubiyar s’était rapproché du coin de feu. Des bûches dans les bras, il tenait un gobelet à la manche en cuivre non étamé. Après avoir laissé les bûches près du feu, il a enfoncé le gobelet dans la chaudière. Puis faisant un pas en arrière, il a vérifié si l’eau était chaude, en versant un peu sur le dos de sa main.

  Pendant que les autres femmes oscillaient la tête, psalmodiant des élégies, laissaient couler des larmes, maman paralysée, ne pleurait point. Les cils froncés dont l’un était un peu plus mince, les muscles du visage contractés, elle regardait silencieusement.

   Que regardait-elle ? Qui fixait-elle ?

   Elle ne le savait peut-être pas.

   Ma tante, s’évanouissait souvent, se renversait par terre bruyamment, se redressait difficilement avec l’aide des voisines et se redressait un petit peu. Puis elle regardait étourdiment, promenait ses yeux injectés de sang sur celles qui l’entouraient. Et tout d’un coup elle se mettait à hurler d’une voix rauque de pleurs, se battant les genoux et déchirant sa poitrine... Elle psalmodiait quelque chose que je ne pouvais deviner. Plus elle braillait ainsi, plus sa voix devenait rauque. Mais ni sa gorge abîmée par ces cris déchirants ni les bleus de sa poitrine ne l’empêchaient de hurler et de se battre plus fort... Son émotion arrivée à son paroxysme, elle se renversait de nouveau par terre. Alors les autres femmes, les yeux tout mouillés de pleurs, se mettaient à s’agiter çà et là sans savoir que faire.

  C’est alors que ma Soeur Aînée Sadakat, la belle fille de me tante, je ne sais qui l’avait informée, accourait vite près d’elle et se mettait à lui frotter les poignets avec de l’eau de Cologne, en lui faisant sentir un oignon...

 

MUSTAFA BALEL

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